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la nuit des assassins     critiques

La nuit des assassins : une création prometteuse de Ricardo Miranda

Roland Sabra / Madinin'Art / 1 mai 2014

 

 

          « En éduquant l’enfant, les parents placent en lui leur conscience déjà formée et ils engendrent leur mort. Ce qu’ils lui donnent, les parents le perdent, ils meurent en lui. Les parents contemplent dans le devenir de l’enfant leur propre suppression dialectique » Hegel « Conférences »

 

          La pièce « La nuit des assassins » écrite par José Triana à Cuba en 1964 a connu et connait encore un succès mondial plus particulièrement en Amérique du Sud et en Europe. De quoi s’agit-il ? Enfermés dans un grenier deux sœurs et un frère imaginent, miment, mettent en scène l’affirmation hégélienne bien connue selon laquelle« les enfants sont la mort des parents ». Prurit boutonneux, crise d’adolescence, révolte contre le Père ? Se contenter de cette lecture serait bien superficielle. Les frères Castro ne s’y sont pas trompés. Ils y ont vu un appel à la résistance à l’oppression et leur sens développé de la démocratie, comme chacun sait, a conduit au début des années 1980 José Triana à l’exil en France.

 

          Il y a donc Lalo et ses deux sœurs, Beba et Cuca livrés à eux-mêmes, père et mère absents, et qui vont donner libre cours à leurs fantasmes de meurtre, d’assassinat de leurs parents, noyés dans l’illusion régressive que la liberté consiste à se débarrasser de la loi fût-elle simplement dans sa formulation première, familiale. S’affranchissant de toute contrainte formelle ils incarneront tour à tour leur rôle, celui des parents, des voisins, des forces de l’ordre, de la justice jetant le spectateur dans un trouble volontaire. La déconstruction apparente du fil narratif qui en résulte est l’image de la déconstruction de l’ordre social produite par la disparition du principe d’autorité. C’est que « passé les bornes il n’y a plus de limites » comme le disait Alphonse Allais repris dans La famille Fenouillard ou plus tard par Pierre Dac. Mais la révolte n’est pas la révolution elle n’est que tentative de négation d’un ordre existant sans affirmation d’une autre échelle de valeurs. Elle ne fait que conforter le pouvoir existant ,à l’instar de « l’esprit qui toujours nie » ( Méphisto) Le double enfermement des personnages, dans le grenier et dans l’impasse existentielle où les conduit la seule dénonciation de l’oppression est figurée par la disparition des repères spatio-temporels. Si la première phrase de Lalo, le frère, est « Ferme cette porte », cette demande porte, si l’on peut dire, dans le vide car le lieu de l’enferment est sans issue. La critique sociale de José Triana concerne aussi la notion de révolution, prise ici dans son acception première, c’est-à dire, retour à son point de départ : après la dictature Batista, celle des frères Castro ? Qui oserait affirmer que la prostitution que Batista avait généralisée au point de faire de Cuba le bordel des États-Unis a disparu alors qu’elle n’a jamais été aussi florissante ? Les enfants du grenier ne reproduisent-ils pas de façon caricaturale les rapports de domination qu’ils dénonçaient chez leurs parents ?

 

          Ce questionnement n’est qu’une partie de celui foisonnant qui émerge du travail réalisé par Ricardo Miranda avec ses comédiens. Il y a bien longtemps qu’une véritable création n’avait pas été proposée en Martinique. Celle-ci, un peu comme l’invitation imaginaire de Tahar Ben Jelloun faite à Jean Genet et à Samuel Beckett à prendre le thé du côté de Tanger nous balade plaisamment sur les chemins prisés du théâtre de l’absurde qui s’abstenant de toute démonstration convoque l’intelligence du spectateur à l’émergence d’un sens n’appartenant qu’à lui, même s’il peut être partagé. Si les lumières méritaient une réflexion plus approfondie, la scénographie déclinée en trois couleurs, le noir, le blanc et le rouge, les ustensiles scéniques limités à des cubes et des paravents très ( trop) souvent manipulés, les costumes en noir et blanc façon Orange mécanique, dira avec justesse un metteur en scène martiniquais prodigue et bien connu, concourent à créer une situation d’enfermement dans laquelle subversion et transgression semblent inexorablement et répétitivement vouées à l’échec. Les trois comédiens, ont véritablement été dirigés avec cette empreinte, cette touche quelque peu baroque qui est celle du metteur en scène et qui s’accorde on ne peut mieux avec le texte de Triana. La multiplication des personnages les contraint à mobiliser une large palette dans leur jeu, ce qu’ils réussissent dans l’ensemble avec bonheur même si un travail d’affinage est encore à faire. On ne les distinguera pas car s’ils ont parfois tendance à jouer leur rôle sans toujours prendre en compte celui de leur partenaire, c’est que la représentation du 30 avril n’était que la première d’une série qui s’annonce fournie puisque ce travail prometteur s’en ira en Avignon au TOMA à La Chapelle du Verbe Incarné en juillet 2014. Et ce n’est que justice.

 

Au Théâtre Aimé Césaire les mercredi 30 avril, jeudi 2 et samedi 3 mai à 9H30.

 

 

La Nuit des assassins : des paumés magnifiques  

Selim Lander / Madinin'art /3 mai 2014

 

 

          En compagnie de Yoshvani Medina, puis de Ludwin Lopez et maintenant en solo, Ricardo Miranda a permis au public martiniquais de découvrir un théâtre latino-américain riche d’invention, de fantaisie, de mystère, où le sacré n’est jamais bien loin. Avec La Nuit des assassins Miranda puise une nouvelle fois dans le répertoire cubain. José Triana a écrit là un vrai texte de théâtre moderne, qui captive moins par les ressorts de l’intrigue que par l’étrangeté de la situation dans laquelle les personnages se trouvent plongés. Pourquoi sont-ils réunis, qui sont-ils, que veulent-ils, à quoi jouent-ils ? Telles sont les questions auxquelles chacun est invité à apporter ses propres réponses. À cet égard, on peut se demander s’il est pertinent de donner au futur spectateur, comme fait le programme du Théâtre municipal, autant de clés pour « comprendre » la pièce. N’est-il pas préférable de le laisser se faire sa propre opinion en toute autonomie ? Certes, il faut bien un « pitch » pour le convaincre d’assister au spectacle, mais il ne faut pas moins se garder d’imposer une interprétation a priori. Tenons-nous en donc au minimum indispensable : un frère et deux sœurs jouent à assassiner le père. Encore est-ce déjà trop peut-être pour le lecteur qui n’aurait pas encore vu la pièce (1). Ce à quoi nous ne saurions que l’encourager.

 

          Car cette Nuit des assassins est une vraie réussite, à notre avis le sommet de la saison théâtrale 2013-2014 en Martinique (en exceptant peut-être Une Saison au Congo que nous n’avons malheureusement pas pu voir et qui, en tout état de cause, déployait de tout autres moyens). Jamais autant, cette année, nous n’avons éprouvé un pareil plaisir de théâtre. Il est rare, en effet, de voir une telle adéquation entre un texte, ses interprètes, la mise en scène et, last but not least, la scénographie. Curieusement, il n’y a aucun crédit pour cette dernière alors qu’elle participe à l’évidence au succès du spectacle. Non qu’elle soit particulièrement novatrice : on a déjà vu les boites qui s’emboitent dans des boites et le damier en guise de tapis de scène mais cela fonctionne parfaitement avec le reste, au point qu’on n’imaginerait pas un dispositif plus efficace. Tous les éléments de décor sont en noir et blanc (en dehors d’un bouquet de fleurs rouges). Les costumes, eux aussi très réussis et non crédités, qui jouent quant à eux sur le noir et le gris, avec quelques touches de blanc, évoquent vaguement des uniformes militaires du XIXe siècle. L’ensemble (décor + costumes) crée immédiatement une atmosphère onirique, renforcée par la séquence d’ouverture, muette, pendant laquelle les trois personnages s’amusent avec les cubes, une séquence qui n’est pas sans faire penser au nouveau cirque.

 

          La mise en scène accompagne avec bonheur la fantaisie du texte. Les comédiens bougent beaucoup, comme des enfants qui s’amusent. Il y a des moments de dispute, de bouderie. Et puis les personnages se transforment, devenant, suivant les besoins, le père, la mère, des parents en visite, voire des policiers ou des magistrats lors d’un simulacre de procès. Une autre idée qui fonctionne très bien, toujours dans le domaine des costumes, consiste à identifier ces nouveaux personnages simplement par une pièce de leur vêtement (les robes de la maman, la casquette du papa, la collerette du juge, etc.) faite de papier, blanc ou rouge. Cela vaut en particulier une scène saisissante dans laquelle le fils représente la maman revêtue de sa robe de mariée, une débauche de papier blanc : la mariée s’avance lentement depuis le fond de la scène, dialoguant comme si son mari lui tenait le bras ; on a déplié un tapis de couleur argentée (qui se transformera par la suite en d’autres éléments du décor) ; une musique solennelle complète ce moment de grâce.

         

          Il faut encore souligner la qualité de l’interprétation. Guillaume Malasné trouve enfin un rôle à sa mesure en Martinique. Il joue le fils, un vaurien s’il faut l’en croire, avec ce qui convient de mauvaises manières, mais sans jamais se départir de son élégance naturelle. Astrid Mercier est comme à l’ordinaire, souveraine : on ne saurait mieux dire. Quant à Caroline Savard, elle tient avec vaillance le rôle de la deuxième sœur, pas toujours facile parce qu’un peu en retrait par rapport aux autres, plus « grandes gueules ».

 

          S’il fallait exprimer une réticence, elle concernerait le texte. Il est certes intéressant et même fort, mais parfois un peu redondant et, dans ces moments-là, le spectateur ne sait plus trop s’il a toujours envie d’être complice des comédiens sur la scène. Des moments heureusement rares et brefs.

 

          Au Théâtre municipal de Fort-de-France les 30 avril, 2 et 3 mai, puis au TOMA, en Avignon pendant le prochain festival.

 

(1) La critique théâtrale peut bien sûr étudier comment une pièce est construite, mettre en évidence ses ressorts dramatique ; elle peut encore élucider le sens caché sous l’apparence de mots et des situations. Dans les deux cas, elle assume alors le risque de déflorer la pièce pour le spectateur. Un risque qu’un simple programme n’est jamais obligé de prendre, sauf si le théâtre considère qu’il lui revient d’éclairer le spectateur en raison d’une mission pédagogique qui lui a été confiée.

 

 

 

Comme de grands oiseaux querelleurs

Selim Lander / Madinin'art /21 novembre 2015

 

          Que faut-il pour faire du bon théâtre ? On l’a peut-être déjà écrit dans l’une ou l’autre de ces chroniques, mais cela vaut la peine de le répéter tant les compagnies d’aujourd’hui ont tendance à l’oublier. Rappelons donc la recette : un bon texte, une bonne mise en scène et de bons comédiens. Ces trois éléments étant présentés ici dans un ordre qui n’est pas hiérarchique (ils sont tout aussi nécessaires) mais simplement chronologiques : le texte existe avant que le metteur en scène ne s’en saisisse et qu’il le travaille d’abord seul puis avec les comédiens. Cela n’implique pas que ces derniers ne puissent avoir leur part dans la compréhension du texte, que des aller-retour ne soient possibles entre le metteur en scène et eux, de même que, si l’auteur est encore vivant, d’autres aller-retour ne soient possibles entre lui et ses interprètes, mais le schéma est grosso modo celui-là.

 

          Le texte est donc premier – chronologiquement. Encore y a-t-il texte et texte. Ce n’est pas, par exemple, parce qu’un metteur en scène a été profondément touché par un roman que l’adaptation qu’il en fera donnera du bon théâtre. Et que dire des metteurs en scène qui s’improvisent auteurs ? Et que dire de l’écriture de plateau ? Bien sûr qu’il y a dans tous ces cas de figure des réussites éclatantes, mais enfin il est quand même plus sûr, pour qui cherche le succès – et c’est en principe le but visé par les professionnels du théâtre – de choisir pour commencer un bon texte, c’est-à-dire un bon texte écrit pour le théâtre.

 

          Qu’est-ce à dire ? La règle d’or de l’auteur de théâtre (moderne) se résume à ceci qu’il ne faut pas trop expliquer, le spectateur devant être laissé constamment dans l’incertitude à propos de ce qui est en train de se passer sur le plateau, des motivations des personnages. Il n’est même pas absolument nécessaire que tout cela s’éclaire, à la fin. Comme le roman policier, la pièce de théâtre réussie multiplie les énigmes, même s’ils sont d’une espèce différente. Des exemples ? Une réplique : faut-il la prendre au premier degré ? Un personnage : de qui est-il vraiment amoureux ? Un accessoire : ce révolver est-il réel (au sens du théâtre où rien ne l’est vraiment, par définition) ou factice ? Etc.

 

          Exemples triviaux – les énigmes de la Nuit des assassins sont d’une autre espèce – mais qui devraient suffire pour nous conduire à une deuxième remarque que nous avons, celle-là, déjà formulée ici, nous en sommes certain. Bis repetita placent… Avis donc aux rédacteurs des programmes de théâtre : vous aussi, vous devez vous garder comme de la peste de trop en dire et d’expliquer au spectateur ce qu’il devra lui-même s’efforcer de deviner. A cet égard, le livret-programme du Théâtre municipal a tout faux et le dépliant distribué à l’entrée encore plus, qui assène une interprétation socio-économique en phase avec la situation contemporaine, alors que le mérite de cette pièce est au contraire d’être « in-actuelle », c’est-à-dire pertinente à toutes les époques, comme l’est par exemple Antigone. Avis donc, maintenant, aux spectateurs, faites confiance à la programmation du Théâtre municipal, ne lisez pas le programme imprimé, ou oubliez-le, avant la représentation.

On peut d’ailleurs se demander pourquoi le rapprochement entre la Nuit des assassins et Antigone ne figure pas parmi les doctes explications fournies aux spectateurs, alors qu’il s’agit dans les deux cas de mettre en scène la révolte contre l’autorité (représentée par les parents dans la Nuit, par l’oncle Créon dans Antigone).

Il est temps d’en venir à la représentation de cette pièce qui réunit tous les ingrédients de la réussite : le texte d’un auteur de théâtre talentueux (José Triana) + la mise en scène  virtuose de Ricardo Miranda qui enchaîne les scènes de ce drame énigmatique sur un rythme endiablé + trois comédiens au mieux de leur forme pour interpréter dans le bruit et le fureur une bonne dizaine de personnages.

 

         Nous avons déjà dit, à l’occasion de la création de cette pièce en Martinique  en 2014 avec les mêmes comédiens (Guillaume Malasné, Astrid Mercier et Caroline Savard), tout le bien que nous en pensions, au point de la mettre au sommet de la saison théâtrale, cette année-là, jugement plus que positif conforté par cette reprise. Les productions martiniquaises ont du mal à s’exporter, on le sait. C’est bien dommage parce qu’elles sont souvent – pas toujours, certes – de qualité. Il n’est pas si rare, en effet, qu’elles s’avèrent plus intéressantes que certaines productions venues d’ailleurs. Lorsque c’est le cas et ça l’est en particulier pour la Nuit des assassins – il est déplorable que les pièces montées ici en Martinique ne puissent pas partir en tournée, amortir véritablement les frais de production et apporter aux comédiens quelques suppléments de ressources dont ils ont grand besoin. Concernant précisément cette Nuit des Assassins, elle entrerait parfaitement dans la programmation d’une salle parisienne comme le Théâtre de poche. À bon entendeur, salut.

 

         Un mot pour finir sur un aspect du spectacle que nous n’avions pas suffisamment mis en valeur, lors de la création, à savoir les costumes. Ces derniers, comme le décor, la musique, les lumières ne font pas partie des éléments indispensables à la réussite listés plus haut,… ce qui ne signifie pas qu’ils ne puissent y contribuer. Les trois comédiens de la Nuit sont habillés exactement de la même manière, dans un camaïeu de gris, avec un pantalon qui allonge les jambes (plus quelques pièces supplémentaires, colorées autrement, lorsqu’ils interprètent les personnages secondaires). Ainsi vêtus, ils ressemblent à de grands échassiers qui se disputeraient une prise, impression renforcée par leur jeu. Est-ce intentionnel ? Toujours est-il que la vision de ces grands oiseaux sautillants et querelleurs ajoute au plaisir que l’on prend à voir – et à revoir – la pièce.

 

        Reprise au Théâtre municipal de Fort-de-France les 19, 20 et 21 novembre 2015.

 

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